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Nemo peut-il changer de sexe ?

Par Bastien Beaujeu - Le 9 décembre 2024

Ce que Pixar a oublié de raconter…

2003. En ce début de XXIe siècle, les studios d’animation Pixar sortent Le Monde de Nemo. Produit par Disney, le film est un chef-d’œuvre qui rencontre un immense succès à la fois auprès de la critique (Oscar du Meilleur Film d’Animation) et du public (deuxième plus grand succès de l’année au cinéma).

Il me semble que tout le monde connaît l’histoire, mais pour la faire courte et sans spoiler aux quelques personnes qui ont passé une enfance misérable : Nemo, petit poisson-clown à trois bandes (Amphiprion ocellaris) handicapé par une nageoire atrophiée, est enlevé par un plongeur. Marin, son papa surprotecteur, part dans une grande traversée de l’océan à la recherche de son fils. En effet, suite à l’attaque d’un barracuda, sa compagne Corail et toute sa couvée ont trouvé la mort, faisant de Nemo l’unique famille qu’il lui reste. 

Bien, ça c’est l’histoire que vous avez regardé sur petit et/ou grand écran. Je pense que le lectorat d’Indésciences est prêt à découvrir aujourd’hui la véritable histoire, celle que nous livre la biologie.

Nemo est un petit poisson-clown jeune et ambitieux. Comme tous les membres de son espèce, il vit dans une anémone de mer avec des individus qui ne sont pas de sa famille, même si l’habitat de ses parents n’est pas très loin. Il vit en colocation avec deux membres de son espèce, Marlin et Coral (je prends les noms de la VO pour cette histoire alternative). Coral est la femelle et chez Amphitryon ocellaris, c’est elle l’individu dominant. Marlin est plus grand que Nemo, il est second dans la hiérarchie de l’anémone et il forme le couple reproducteur avec Coral. À ce stade des choses, Nemo n’est pas encore en mesure de se reproduire et comme aucun de ses organes sexuels n’est pleinement développé, il n’est ni mâle ni femelle. 

Pour faire des petits, Coral dépose ses œufs sur un rocher adjacent et Marlin vient y déverser sa semence. Vous l’aurez compris, pas de fécondation interne contrairement à nous autres humains, tout se fait à l’extérieur. Une semaine après, l’éclosion a lieu et les petites larves commencent à grandir. Mais que se passe-t-il si la femelle meurt ? Disons… à cause d’un barracuda qui avait un p’tit creux, afin de coller avec le film. C’est là que notre histoire devient plus fascinante que celle de Pixar.

Des mâles aux femelles et vice versa

Depuis les années 1970, on sait que les différentes espèces de poissons-clowns changent de sexe au cours de leur vie et ils sont loin d’être un cas isolé. De nombreuses autres espèces de poissons vivant dans les récifs coralliens ainsi que, entre autres, plusieurs espèces de mollusques et de crustacés comme les crevettes Lysmata (tel que Jacques dans… Le Monde de Nemo bien sûr !). C’est ce que l’on appelle l’hermaphrodisme successif. Je rappelle que l’hermaphrodisme tout court est le fait de posséder des organes sexuels fonctionnels en simultané. L’exemple classique, c’est bien sûr l’escargot qui a à la fois des appareils génitaux mâles et femelles.

L’hermaphrodisme successif quant à lui, consiste pour un individu à produire des spermatozoïdes et des ovules, mais à des stades différents de sa vie. Par conséquent on en distingue plusieurs types :

  • La protandrie (littéralement, “mâle en premier”) où les mâles de l’espèce peuvent devenir des femelles.
  • La protogynie (“femelle en premier”) où les femelles de l’espèce deviennent potentiellement des mâles.
  • L’hermaphrodisme alternant, où les changements sont bidirectionnels et peuvent même avoir lieu plusieurs fois durant l’existence de l’individu.

Le poisson perroquet rouille (Scarus ferrugineus), un exemple d’hermaphrodite protogyne : à gauche, la forme d’un adulte en phase initiale (essentiellement des femelles) et à droite, la forme adulte finale (mâle) {Source Photos : Ras Muhammad National Park, Egypt

Ces changements physiologiques peuvent s’accompagner de modifications morphologiques : le changement de sexe peut être marqué à l’extérieur du poisson par de nouvelles couleurs et/ou une nouvelle taille. Mais alors pourquoi l’hermaphrodisme successif chez les poissons-clown ?

En biologie, il y a deux manières de répondre à cette question : soit en expliquant comment se met en place le changement de sexe de l’animal, par les causes dites “proximales” ; soit en racontant comment un tel processus est apparu au cour de l’évolution, par les causes dites “ultimes”. J’ai une place limitée et vais donc faire le choix d’expliquer ce que la science a le mieux compris : les causes proximales.

Des hormones, des gènes… et du stress !

Comment se met en place le passage mâle/femelle ? Telle est la question. On sait que chez le poisson clown, les individus dominés ont leur développement sexuel et leur croissance bloqués (traduction : ils restent de petits puceaux prépubères). Lorsque la transition a lieu, les ovaires se développent tandis que les testicules régressent. Le fait que les gonades soient concernées par ces changements suggère une influence des hormones sexuelles.

Effectivement on sait que l’on peut induire le changement de sexe des poissons-clowns avec du 17β-estradiol, une hormone responsable de l’apparition et du maintien des caractères sexuels secondaires féminins chez l’humain (développement des seins, répartition des masses graisseuses, cycle menstruel, etc.). À ce stade des choses, on sait que les hormones sexuelles sont bien liées au changement de sexe des poissons-clowns. 

Or, qui dit hormones dit gènes. En effet, toutes les protéines produites par les cellules de l’organisme sont synthétisées parce que leur “plan de fabrication” est encodé quelque part dans notre génome. Cela a mené les chercheurs sur une quête pour trouver les portions de notre ADN responsables de l’hermaphrodisme successif. Chez plusieurs espèces de poissons qui changent de sexe on a ainsi identifié des gènes comme dmrt1, qui est responsable de la “masculinisation” et du développement des testicules, ou bien cyp19a1a qui code une aromatase, une protéine responsable de la conversion des androgènes (les hormones masculinisantes) en oestrogènes (les hormones féminisantes). Ce gène est également essentiel pour avoir des ovaires fonctionnels. 

Si jamais certain⸱es souhaitent avoir la boucle d’interactions des gènes telle qu’on la comprend actuellement, ça ressemble à ceci. {Source – Casas, L., Parker, C. G., & Rhodes, J. S. (2022). Sex change from male to female: Active feminization of the brain, behavior, and gonads in anemonefish. In Evolution, development and ecology of anemonefishes (pp. 117-128). CRC Press.}

Reste à expliquer comment un changement social, la mort de la femelle dominante dans le cas du poisson-clown, peut induire l’activation de gènes et donc la production de protéines responsables du changement de sexe. Une piste sérieuse qui est envisagée par les chercheurs, c’est le cortisol. Le nom vous dit peut-être quelque chose, c’est l’hormone associée au stress chez l’humain. Ce que les biologistes ont constaté, c’est que les interactions sociales chez le poisson-clown font varier la concentration en cortisol dans le sang de l’individu. 

Encore mieux, ce taux de cortisol est corrélé avec l’activité des gènes de l’aromatase (l’hormone qui crée les oestrogènes, vous vous souvenez ?) dans le cerveau du poisson-clown ! On ne sait pas encore dire comment le cortisol agit, plusieurs hypothèses sont envisagées comme une action directe sur l’expression des gènes ou une inhibition de certaines hormones sexuelles. Bien sûr, les différentes alternatives ne s’excluent pas entre elles, toutes sont considérées comme des pistes sérieuses qui peuvent se réaliser en simultané. Par ailleurs, les chercheurs n’envisagent pas que le cortisol comme explication, c’est une des multiples possibilités considérées. Vous l’aurez compris, notre ignorance est encore vaste mais la recherche avance et notre connaissance du sujet devrait progresser dans les années à venir.

L’océan c’est vaste, l’hermaphrodisme successif aussi !

Je pense que vous vous en doutez, il y a de nombreuses choses que cet article ne mentionne pas, du détail des gènes impliqués à comment l’hermaphrodisme successif s’est mis en place au cours de l’évolution. J’espère qu’au moins suite à cette lecture, vous ne verrez plus jamais Le Monde de Nemo comme avant, maintenant que vous connaissez toute la complexité biologique qui se cache derrière la vie d’un simple poisson-clown.

Bref, il existe des poissons qui changent de sexe et les poissons-clown en font partie, perso je trouve ça incroyable.

Bastien Beaujeu

Sources

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