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Pour en finir avec le « propre de l’Homme »

Par Clément Nestour - Le 7 octobre 2024

Finissons en avec le « propre de l’Homme »

La notion de propre de l’Homme que j’aborde dans cet article se réfère uniquement à une vision du monde hiérarchisée, justifiant une distinction de nature entre l’humain et le reste du vivant. On peut tout à fait distinguer Homo sapiens des autres espèces sur différents critères biologiques, sans toutefois en déduire une quelconque supériorité de l’humain.

S’il est une idée qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers siècles, c’est bien celle du “propre de l’Homme”. Nombre de savants, philosophes et même scientifiques ont tenté de trouver le critère qui permettrait de distinguer l’humain des autres animaux, justifiant ainsi sa supériorité si évidente à leurs yeux. Le rire, l’amour, la conscience, l’agriculture, les outils, l’humour, le deuil, l’altruisme, la culture sont autant d’exemples d’éléments de démarcation proposés ces dernières décennies. Cependant, aucun d’entre eux n’a résisté au rouleau compresseur de faits alimenté – – entre autres – par la primatologie.

Frans de Wall

Inutile de cataloguer les comportements, habiletés ou capacités que l’on croyait spécifiquement humaines, mais qui ont été observées chez nos cousins simiens : il y en a beaucoup trop. Mais on peut tout de même s’intéresser à quelques exemples courants. 

Auguste Comte est un philosophe du XIXème siècle. Dans ses écrits, il distingue l’égoïsme de l’altruisme (mot dont il est l’inventeur), qu’il définit comme “ une attitude d’attachement, de bonté, voire de vénération envers autrui”. [1] Certains animaux sont “entièrement occupés d’eux-même”, alors que d’autres sont capables d’un altruisme ponctuel (notamment les mammifères avec leur progéniture). En revanche, selon lui, l’altruisme généralisé est une capacité spécifiquement humaine. [2]

Or quelques siècles plus tard, Frans de Waal, un primatologue reconnu spécialiste des chimpanzés et des bonobos, démontre notamment que ceux-ci sont capables d’un altruisme tel que celui que Comte décrivait comme spécifiquement humain. Il en parle dans ses nombreux livres, comme Le bonobo, Dieu et nous (2013). [3]

Il existe une autre idée courante en philosophie selon laquelle l’humain se distingue des animaux en réalisant la transition de la nature vers la culture, la seconde permettant aux individus de réprimer leurs pulsions venues de la première. Or, comme vous vous en doutez, les chercheurs du monde entier ont prouvé l’existence de cultures animales. Pour prendre un exemple simiesque, jetons un œil à la population de macaques japonais (Macaca fuscata) de l’île de Kō-jima, au Japon. En 1953, les scientifiques ont observé en direct l’apparition d’une pratique culturelle chez cette population, au moment où une jeune femelle nommée Imo eut l’idée de laver sa patate douce avant de la déguster. Depuis, cette pratique s’est transmise à tous les macaques de l’île et est toujours observée aujourd’hui. Cependant, ce comportement n’a jamais été observé sur des populations de macaques d’autres îles, suggérant ainsi qu’il s’agit d’une transmission culturelle au sein de l’île de Kō-jima. 

Les exemples de ce genre abondent dans la recherche scientifique depuis de nombreuses années. De plus, il est aujourd’hui admis que la culture et la biologie ne sont pas deux entités imperméables : elles sont en constante interaction. [4] 

On ne peut pas non plus compter sur le langage, car de nombreux singes se sont révélés capables d’apprendre une langue des signes, comme Warshoe, une femelle gorille décédée en 2007. Rappelons que les langues des signes sont des langages à part entière : leurs locuteurs “pensent” en langue des signes, ils ne se contentent pas de traduire mot à mot depuis une autre langue. Et puis après tout, il existe bien des femmes et des hommes incapables de parler, ce qui, vous en conviendrez, ne les rend pas moins humains pour autant. Oubliez aussi l’agriculture, puisque certains poissons cultivent leur propre parcelle d’algues [5] ; ainsi que l’élevage, certaines espèces de fourmis exploitant des pucerons pour leur miellat. [6]

En bref, chaque fois qu’un penseur émet une idée susceptible de distinguer l’humain des autres animaux, celle-ci est remise en cause par la recherche scientifique (notamment en primatologie) quelques années après. Mais d’où vient l’idée de chercher une singularité qui rendrait l’humain supérieur au reste du vivant ?

Notre mode de vie façonne notre pensée.

L’idée du “propre de l’homme” a pour prémisse l’affirmation que l’humain est intrinsèquement supérieur au reste du vivant et cette idée ne date pas d’hier. Elle est fondée sur une vision du monde verticale, que l’on retrouve dans toutes les civilisations du monde. Dans cette doctrine, ce qui compose le monde est hiérarchisé : la matière non-vivante, suivie par les plantes, puis les animaux, les humains et enfin les divinités. 

Dans L’Odyssée du sacré, Frédéric Lenoir explique que cette vision du monde vertical, hiérarchisé, a émergée au début du Néolithique. Vous savez, cette période qui débute 8 500 ans avant J.-C. et qui a pour origine la pratique de l’agriculture et de l’élevage par nos ancêtres. [7] Cette période est caractérisée par une forte sédentarisation des peuples de l’époque, à la suite de regroupements déjà initiés à cause de la disparition du gros gibier. Cette sédentarisation entraîne le développement de l’agriculture, de l’élevage, de la domestication. L’humain se rend compte qu’il peut maîtriser la nature, la changer selon son bon gré. On voit alors apparaître l’idée d’une séparation puis d’une hiérarchie entre l’humain et la nature. L’ethnologue Roberte Hamayon l’explique : “A la vue du chasseur, vue horizontale et égalitaire d’un monde peuplé d’esprits animaux que l’homme traite en alliés et en partenaires, succède une vue verticale et hiérarchique d’un monde dominé par des instances supérieures qu’il convient de vénérer et d’implorer.” [8]

Voilà comment naît une idée qui va perdurer des siècles durant et justifier la domination violente de l’humain sur la nature. C’est en 1758 que Carl Von Linné, un des plus grands biologistes de l’histoire, chamboule ses contemporains en classant l’humain parmi les Primates dans la dixième édition de sa classification naturaliste « Systema Naturae ».

Malheureusement, le progrès fut de courte durée, car la plupart de ses successeurs se borneront à distinguer Homo sapiens du reste du vivant. Il faut attendre 1960 pour voir apparaître les premières classifications incluant le genre Homo au sein des Hominidae et donc des Primates. [9]

Etre un animal, ce n’est pas si mal.

Pour tordre le cou une bonne fois pour toute à cette vieille idée tenace du “propre de l’Homme”, je vous propose d’écouter ce que nous dit la science. C’est très simple. Elle nous dit que l’être humain, Homo sapiens, est un animal. De par notre anatomie, notre physiologie, notre évolution, notre psychologie, nos comportements, bref, tout ce qui est observable et mesurable, la science conclut que nous sommes des animaux.

J’entends déjà les arguments tels que “Je suis tout de même plus évolué qu’une limace !” ; “Tu vois bien que nous sommes différents…” ; ou encore “C’est évident, nos capacités mentales dépassent largement celles des animaux”. Alors non, oui et oui. Non, un être humain n’est pas plus évolué qu’une limace. Tout simplement parce que “plus” ou “moins” évolué n’a aucun sens scientifiquement. En effet, l’évolution n’est pas une ligne directe vers le progrès. Il existe des régressions, des pertes et plein d’autres désavantages dont on ne se rend pas compte qu’ils existent pour une bonne raison : dans la nature, ce qui n’est pas suffisamment efficace est éliminé. 

Oui, nous sommes différents des autres espèces. Tout comme une souris est différente d’une rose trémière, qui elle même n’a pas grand chose à voir avec une sauterelle, etc. Mais il s’agit là d’une différence de degré et non de nature. Et oui, nos capacités mentales sont largement supérieures à celles des autres animaux. C’est génial d’ailleurs, c’est ce qui me permet d’écrire cet article et vous de le lire. Mais ici encore, il ne s’agit pas d’une différence de nature.

 Il n’est pas question de rabaisser l’humanité, ou de considérer que toutes les espèces sont pareilles. Nous sommes une espèce animale parmi d’autres, mais pas intrinsèquement meilleure. Les autres animaux ne sont pas comme nous, mais ils nous ressemblent. Ils pensent, rêvent, ressentent la douleur et donc sont capables de vivre des expériences subjectives. En prendre conscience, c’est faire un grand pas vers plus de respect pour l’ensemble du vivant; dont notre survie dépend entièrement.

Clément Nestour

Remerciements

Merci à toute l’équipe d’Indésciences.

Merci à l’évolution de m’avoir permis de venir au monde.

 

Sources

[1] Comte A., Système de politique positive, 1851-1854.

[2] Dixon T., La science du cerveau et la religion de l’Humanité : Auguste Comte et l’altruisme dans l’Angleterre victorienne, Revue d’histoire des sciences, Vol. 65, Février 2012.

[3] De Waal F., Le bonobo, Dieu et nous, 2013.

[4] De Waal F., Quand les singes prennent le thé, 2001.

[5] Corbara B., Des poissons jardiniers… et éleveurs ?, Espèces, No. 50, Décembre 2023.

[6] Corbara B., Des fourmis « domesticatrices », Espèces, No. 50, Décembre 2023.

[7] Lenoir F., L’Odyssée du sacré, 2023.

[8] Hamayon R., La Chasse à l’âme, 1990.[9] Tassy P., Qu’est-ce qui sépare vraiment l’humain de l’animal ? Une histoire de la classification zoologique, The Conversation, 2023.

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