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Daredevil et la neuroplasticité, l’extraordinaire super-pouvoir du cerveau

Par Noé Bastard - Le 18 mars 2025

“ – Je crois que pour comprendre il ne faut pas s’arrêter aux 5 sens. Je suis aveugle c’est vrai, mais j’arrive à sentir des choses comme l’équilibre, la direction, les micro-changements de la densité de l’air, les vibrations, les variations de température. Mélangez ça à ce que j’entends, aux odeurs subtiles…Tous ses fragments forment une sorte de peinture impressionniste.

– D’accord, mais au final qu’est-ce que vous voyez ?

– Un monde en flammes.”

La première apparition de Daredevil, en avril 1964

Un monde en flammes, voilà ce qui habite l’esprit de Matt Murdock. Tout un symbole pour l’homme désigné comme le Démon de Hell’s Kitchen, plus connu sous le nom et le costume de Daredevil, l’Homme sans peur. Expert en arts martiaux et fils de boxeur, Daredevil ne laisse aucune chance à ses ennemis lors de ses sorties nocturnes. 

Créé par Stan Lee et Bill Everett en 1964, Matthew Murdock alias “Daredevil” est un super-héros issu des comics Marvel. Adapté maladroitement dans le film de 2003, Daredevil a été réhabilité aux yeux du public grâce à la série “Marvel’s Daredevil” de Netflix, créée par Drew Goddard et Steven S. DeKnight. Avocat le jour, Matt s’efforce de défendre celles et ceux qui font appel à ses services. Lorsque vient la nuit, il change de costume et enfile celui du Diable, un justicier masqué qui protège les habitants de New York.

Vous l’avez lu en introduction, notre justicier est aveugle et compense sa cécité grâce à ses autres sens exacerbés. Cette incroyable faculté serait une exagération de la sensibilité accrue des personnes atteintes de cécité aux autres stimuli. Ce “super-pouvoir” des aveugles est-il réel ? Nous allons tenter d’apporter une réponse à cette question, en nous penchant sur un phénomène cérébral qui pourrait bien expliquer les pouvoirs de Daredevil : la plasticité cérébrale.

Un grand pouvoir implique une grande sensibilité

Commençons par l’origin story de notre héros du jour. Matt Murdock a perdu la vue à l’âge de neuf ans, lorsque ses yeux sont entrés en contact avec des produits chimiques radioactifs échappés d’un camion accidenté. En héros-né, il s’était précipité pour sauver un vieil homme aveugle de l’accident, et en avait payé le prix fort.

Si vous êtes amateur de comics de super-héros, vous savez déjà que la rencontre avec des produits radioactifs est souvent le prétexte au développement de super-pouvoirs fantastiques, de la force destructrice de Hulk aux capacités arachnéennes de Spider-Man. Daredevil n’échappe pas à la règle : en le privant de sa vue, l’accident chimique a décuplé brusquement ses autres sens, de façon surhumaine. Désormais, Matt entend tout, sent tout, perçoit tout, rien n’échappe à sa vigilance. La liste de ses talents serait bien trop longue à faire ici, mais citons-en tout de même quelques-uns observés notamment dans la série Daredevil de Netflix. Daredevil est capable de repérer quelqu’un à 10 mètres en écoutant les battements de son cœur, une aptitude dont il se sert fréquemment en tant que détecteur de mensonge dans son combat de justicier comme dans son métier d’avocat. Il peut lister tous les ingrédients d’une glace ainsi que les odeurs qui sont passées dessus, si leur quantité est supérieure à 20 milligrammes (S1E7, “Stick”). Dans l’épisode 6 de la saison 2 (“Repentirs”), on le voit même détecter le courant électrique à travers un mur pour trouver l’emplacement d’une pièce secrète.

Ce dernier super-pouvoir fait plutôt référence aux sens supplémentaires que nous possédons, sans nous en rendre compte. L’exemple le plus célèbre de ces sens “bonus” est la proprioception. Pour faire simple, la proprioception désigne la perception consciente ou inconsciente des parties de notre corps, sans avoir recours à la vision. Faites l’expérience : fermez les yeux et placez votre main à leur hauteur. Même sans la voir, vous percevez que votre main est là, grâce à la proprioception. Partant de là, on peut se dire que Daredevil perçoit chaque partie de son corps de façon accrue, ce qui lui permet de se déplacer et frapper avec une précision chirurgicale.

Revenons à notre question posée en préambule : les pouvoirs de Daredevil correspondent-ils à une véritable capacité des aveugles à compenser leur cécité par le développement de leurs autres sens ?

Fonctionnement simplifié de la proporioception (Association Sensoridys)

La compensation sensorielle, une réalité ?

Si on vous demandait de choisir un sens à éliminer, il y a peu de chances que vous répondiez la vue. En effet, la plupart de nos actions, de nos décisions ou de nos émotions font appel à la vision, si bien qu’il est difficile d’imaginer comment vivre sans image. Alors comment font les aveugles ? Une idée répandue voudrait que les personnes non voyantes compensent leur cécité par leurs sens restants, plus développés. 

C’est une idée plutôt intuitive : si l’on perd la vue, il paraît logique qu’étant obligé de se reposer sur nos autres sens pour appréhender notre environnement, on les développe naturellement. Et c’est le cas ! La recherche a montré que lorsqu’un sens est perdu, les autres sens peuvent prendre le relais en se renforçant et en devenant plus sensibles. Il y a tout de même une nuance à faire sur cette histoire de renforcement : une plus grande sollicitation de nos sens n’induit pas de meilleures performances. 

Les travaux d’Yvette Hatwell, spécialiste de psychologie cognitive, ont montré que “l’entraînement plus ou moins long à ces modalités sensorielles, induit par la cécité, même congénitale, ne modifie pas les seuils sensoriels d’acuité. Il se borne à orienter l’attention vers certains indices, qui améliorent les procédures exploratoires (pour le toucher et l’odorat) et les modes de traitement (pour l’audition)”. Il n’y a donc pas de compensation sensorielle à proprement parler, mais plutôt un entraînement au traitement d’autres stimuli. D’autres études (Collignon et De Volder, 2009) montrent que les aveugles précoces pouvaient réagir plus rapidement que les autres à des stimuli auditifs ou tactiles, mais pas nécessairement plus efficacement. 

Là-dessus, Daredevil dépasse largement la limite admise par la science : ses capacités relèvent bien d’une compensation, et même d’une amélioration sensorielle surnaturelle. Quoi qu’il en soit, la science nous montre que cette réorganisation sensorielle est le résultat d’un entraînement, d’une sollicitation plus importante des sens restants.

Penchons-nous un instant sur le détail de la réorganisation sensorielle. De nombreuses études ont été menées à différents stades d’apparition de la cécité : aveugles congénitaux (de naissance), précoces (avant 3 ans), et tardifs (après 3 ans). Il en ressort que plus la privation visuelle arrive tôt dans le développement, plus la réorganisation du cerveau est importante. En ayant perdu la vue à 9 ans, Matt Murdock est un aveugle tardif, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des capacités bien supérieures aux non-voyants de notre monde. 

La neuroplasticité, moteur de la réorganisation sensorielle

Rappelons tout d’abord quelques bases de neurosciences cognitives, pour que la notion de connexion neuronale soit bien claire. Dans notre cerveau, des cellules que l’on appelle les neurones, sont connectées entre elles au niveau des synapses, où transitent des neurotransmetteurs, des molécules qui peuvent être des excitateurs ou des inhibiteurs.

Schéma de fonctionnement d'une connexion synaptique

Chaque neurone est relié à environ 10 000 neurones, il est donc à la fois inhibé et excité en permanence. Pour que le neurone soit activé, il faut que le bilan net des courants soit suffisamment positif, autrement dit qu’il y ait plus d’excitation que d’inhibition. C’est ce que l’on appelle un potentiel d’action.

Lorsque l’on reçoit un stimulus, un son par exemple, les neurones présents dans la zone de traitement des sons s’activent et entraînent une cascade de potentiels d’action permettant de traiter ce son, et éventuellement de le reconnaître. Quand on observe ses capacités, le Démon de Hell’s Kitchen semble donc avoir un cerveau particulièrement performant en matière de connexions neuronales, en particulier en ce qui concerne les sens.

Taux de neuroplasticité durant le développement post-natal
Les ninjas de la "Main" donnent du fil à retordre à Daredevil

La neuroplasticité ou plasticité cérébrale désigne la capacité du cerveau à réorganiser les connexions neuronales, les renforcer ou en créer de nouvelles. Cette réorganisation a lieu en permanence au cours de nos apprentissages et expériences de vie, sans que nous en ayons conscience. 

Le cas des musiciens en est un bel exemple : la pratique d’un instrument tel que le violon accroît considérablement la dextérité d’une main. Il a été observé une augmentation de la zone cérébrale activée par des stimuli de l’auriculaire, jusqu’à atteindre une taille comparable à la zone du pouce, ce que l’on ne retrouve pas chez les non-musiciens. Chez l’Homme sans peur, cela prend évidemment une toute autre ampleur. Dans la série (S2E12, “L’obscurité au bout du tunnel”), Matt fait face à des ninjas capables de dissimuler leurs battements de cœur à ses oreilles, les rendant indétectables pour lui. Sur le conseil de son mentor, il se met à écouter le souffle des attaquants. Ses sens surdéveloppés et ses neurones “dopés” sont capables de focaliser sur la détection d’un autre stimulus en quelques secondes. Un des super-pouvoirs de Daredevil est donc sans nul doute sa plasticité surhumaine.

La plasticité cérébrale est très importante à l’enfance, ce qui nous permet d’assimiler un grand nombre de choses au début de notre vie. Il a été démontré qu’elle demeure bien présente à l’âge adulte, mais n’a plus tout à fait le même rôle. En effet, la neurogénèse, la création de nouvelles connexions, est limitée. La plasticité cérébrale des adultes leur permet surtout de renforcer les connexions déjà existantes. L’exemple le plus célèbre est sans aucun doute celui des chauffeurs de taxis londoniens. A la suite d’une formation très exigeante, ils sont entraînés à connaître chaque rue, chaque bâtiment de la ville. Il a été montré que l’hippocampe postérieur, zone impliquée dans la représentation spatiale de l’environnement et la mémorisation des lieux, est plus développé chez eux par rapport à des individus témoins. 

Solliciter une zone cérébrale via un entraînement la développe, mais cette réorganisation est réversible si l’on ne réactive pas régulièrement notre entraînement. Daredevil n’a pas à s’inquiéter de ce côté là, ayant fort à faire dans sa lutte contre le crime qui ravage Hell’s Kitchen.

La tache de couleur correspond à l'augmentation de la taille de l'hippocampe postérieurs chez les chauffeurs de taxis (Maguire et al., 2000)

Imagerie mentale des aveugles : sens radar ou monde en flammes ?

Arrêtons-nous enfin sur un aspect bien particulier des pouvoirs de notre justicier : sa représentation spatiale du monde, le fameux “monde en flammes”. Comme il l’explique lui-même, les sens restants aiguisés de Matt lui permettent de se construire une image mentale du monde qui l’entoure, et donc de voir d’une certaine manière. Dans les comics, cette image mentale est nommée “sens radar”. Cette hyperacuité constitue aussi sa plus grande faiblesse : face à des sons ou odeurs trop intenses, il est désorienté. Suite à son accident, il a d’ailleurs dû apprendre à maîtriser ses pouvoirs en focalisant son attention sur ce qu’il souhaite percevoir et l’isoler du reste des stimuli. De façon générale, son hyperacuité lui rend de grands services et fait de lui ce qu’il est, un justicier sans peur.

La vision de Matt Murdock, telle qu'elle est montrée dans la série (S1E5, 2015)

Dans un article de 2006, Daniel Dulin et Daniel Martins cherchent à vérifier une hypothèse selon laquelle le niveau d’expertise en matière de représentations en relief influence les capacités d’imagerie mentale des aveugles. Autrement dit, plus le cerveau serait entraîné aux représentations spatiales, plus la capacité d’imagerie est importante. Les auteurs ont donc fait passer une série de tests à des aveugles congénitaux pour évaluer leur niveau d’expertise à partir d’informations auditives et tactiles. Sans surprise, les individus plus entraînés obtiennent de meilleurs résultats que les novices. Cette observation constitue une autre démonstration de plasticité cérébrale, et une preuve que les non-voyants n’ont pas tant à envier au Démon de Hell’s Kitchen.

Les temps de réponse des aveugles (blind) sont significativement plus courts ! (Dulin & Martins, 2006)

Le diagnostic du Diable

Pour conclure, tentons donc un diagnostic. Nous faisons l’hypothèse que les produits radioactifs qui ont aveuglé Matt lors de l’accident ont créé une hyperexcitation des neurones sensoriels, voire une neurogénèse anormale, créant des potentiels d’action énormes et décuplant ses sens restants. Seul un entraînement intensif auprès de Stick, son mentor aveugle tout comme lui, lui aurait permis d’apaiser cette surstimulation assourdissante. Au fil des années, c’est comme s’il avait appris à inhiber certains neurones sensoriels à volonté. Cette explication relève bien entendu de la pure spéculation science-fictive sur des capacités surnaturelles à partir de données scientifiques. Cependant, l’entraînement de Daredevil fait entrer en jeu la plasticité cérébrale, qui est bien réelle même si exagérée dans le cas du justicier.

Daredevil propose donc une vision différente du super-héros, dans laquelle un super-pouvoir n’est rien sans l’entraînement qui va avec. La relative modestie de ses pouvoirs correspond bien à l’âme du personnage : un homme résolument faillible, torturé et dont l’ambition n’est pas de sauver le monde, mais de protéger sa ville. En mettant en scène un personnage qui surmonte à chaque instant son handicap, cela permet de l’ancrer dans la réalité tout en conservant une part d’extraordinaire, réunissant tous les ingrédients d’une bonne science-fiction.

Noé Bastard

Matt Murdock, un justicier "réaliste"

Sources

Dulin Daniel, Martins Daniel, Expérience tactile et capacités d’imagerie mentale des aveugles congénitaux (2006), Bulletin de psychologie n°482, pages 159 à 172.
https://shs.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2006-2-page-159?lang=fr

Fiche encyclopédique (Biographies) – Daredevil https://www.marvel-world.com/encyclopedie-40-fiche-daredevil-biographie.html

Goddard Drew et DeKnight S. Steven, Marvel’s Daredevil (saison 1 à 3), Marvel Television, ABC Studios, DeKnight Prods., Goddard Textiles.

Masson Steve, Activer ses neurones pour mieux apprendre et enseigner, Odile Jacob, 2020

Monat Carine pour AMI-télé, À votre santé – Les sens des aveugles

Nerdist, How Does DAREDEVIL See Without Sight? (Because Science w/ Kyle Hill), 2015

Pellissier Clément, Voir derrière le masque : imaginaires multisensoriels de Daredevil à Batman (2017). (s. d.). ECHOSCIENCES – Grenoble. https://www.echosciences-grenoble.fr/communautes/science-frictions/articles/voir-derriere-le-masque-imaginaires-multisensoriels-de-daredevil-a-batman

Ricciardi, E., Bonino, D., Sani, L., Vecchi, T., Guazzelli, M., Haxby, J. V., Fadiga, L., & Pietrini, P. (2009). Do We Really Need Vision ? How Blind People “See” the Actions of Others. Journal Of Neuroscience, 29(31), 9719‑9724. https://doi.org/10.1523/jneurosci.0274-09.2009

Schiffman Serge N., Le cerveau en constante reconstruction : le concept de plasticité cérébrale (2001), Cahiers de psychologie clinique n°16, pages 11-23.
https://shs.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2001-1-page-11?lang=fr#re16no15

Wikipédia – Proprioception
https://fr.wikipedia.org/wiki/Proprioception

World Health Organization : WHO. (2023, août 10). Cécité et déficience visuelle. https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/blindness-and-visual-impairment

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