Participer

© Indesciences.com
Tous droits réservés.
Site réalisé par William Traoré

La mort de Lucy

Par Anne VASQUEZ - Le 21 novembre 2016

« Lucy est morte d’une chute d’un arbre », difficile de passer à côté de cette découverte relayée par de nombreux journaux et réseaux sociaux. Pourtant une question se pose : au vue de l’âge des restes osseux de Lucy et de la difficulté de déterminer la cause exacte de la mort en anthropologie biologique, comment les paléontologues en sont arrivés à cette conclusion ?

Lucy a vécu il y a 3,2 millions d’années en Afrique de l’Est. Elle fait partie de l’espèce Australopithecus afarensis. Longtemps considérée comme étant une espèce ancêtre du genre Homo, Australopithecus afarensis serait en fait issue d’une branche cousine du genre Homo(1).

 

Présentation de l’espèce Australopithecus afarensis

Avant de présenter les caractéristiques anatomiques de l’espèce, un petit rappel sur la bipédie s’impose. La bipédie est la capacité de marcher sur deux pieds avec une faible dépense énergétique. Aujourd’hui, l’homme est le seul mammifère placentaire bipède. Les chimpanzés et les gorilles peuvent marcher aussi sur leurs pattes arrières, mais cela leur impose des contraintes physiques fatiguantes (ils n’ont pas la possibilité d’effectuer de longues distances en position bipède).

La bipédie se caractérise, anatomiquement, par :

  • La position du foramen magnum sous le crâne : il s’agit de l’orifice de l’os occipital, permettant le passage de la moelle épinière vers le cerveau. Cet orifice est en communication avec l’atlas (première vertèbre cervicale) et l’axis (deuxième vertèbre cervicale). Le tronc des bipèdes étant vertical, le foramen magnum se trouve sous le crâne, dans le prolongement du rachis.
  • Une double courbure de la colonne vertébrale alors que la courbure est simple chez les quadrupèdes. Cette double courbure permet le maintien de la verticalité du tronc.  
  • Le bassin en cuvette : le bassin des bipèdes forme une cuvette, alors que celui des quadrupèdes est plat. Cela permet le maintien des organes. En effet, si les bipèdes avaient un bassin plat, les organes internes, sous l’effet de la gravité, descendraient.
  • L’angle des fémurs : la tête du fémur forme un angle avec  la diaphyse (partie médiane d’un os long), permettant un alignement de la tête distale du fémur (partie externe de l’os impliqué dans l’articulation du genou) avec le tibia. Cette position fémur-tibia évite la luxation de l’articulation du genou lors d’une marche répétée.
  • La position du pouce du pied : le pouce du pied est aligné avec le reste des orteils, il n’y a pas de possibilité de préhension au niveau du pied.

Australopithecus afarensi possède des caractéristiques anatomiques particulières. En effet, le squelette des membres inférieurs et le rachis présentent toutes les structures anatomiques nécessaires à la bipédie, alors que le squelette des membres supérieurs présente les mêmes structures anatomiques que les singes arboricoles (vivant dans les arbres).  Les membres supérieurs sont longs, permettant de passer de branches en branches et le pouce du pied est détaché des autres orteils. Par conséquent, Lucy présentait un double mode de locomotion(2).  

Depuis sa découverte en 1974, Lucy fascine les paléontologues. En effet, même si des fossiles d’hominidés plus anciens ont été découverts depuis, aucun n’est aussi complet.

En août 2016, l’anthropologue John Kappelman et son équipe ont publié dans Nature un article expliquant la cause probable de la mort de Lucy(3). Contrairement à la première description faite par Donald Johanson, Yves Coppens et Tim White(4), les auteurs pensent qu’une partie du dommage observé sur le squelette de Lucy serait dû à une chute d’un arbre.

 

 

Les os, fractures péri-mortem ou fractures taphonomiques

Lorsque Donald Johanson, Yves Coppens et Tim White ont décrit pour la première fois les restes fossiles de Lucy, ils ont attribué les dommages osseux à la taphonomie.  La taphonomie est l’ensemble des phénomènes environnementaux qui interviennent lors de la décomposition d’un corps. Ils considéraient ainsi que l’état fractionnel des ossements de Lucy était dû à des phénomènes naturels.

John Kappelman et son équipe ont étudié à leur tour les fractures. Pour cela, ils ont réalisé une reconstruction 3D des ossements, à partir d’images obtenues par scanner (5). A partir de cette reconstitution, ils ont visualisé les zones de fractures sur les os puis ont déterminé le type de fractures en fonction de leur forme (transversal, oblique, spiroïde..).  

Ces scientifiques se sont, entre autres, intéressés aux fractures de l’humérus droit, du fémur droit et de la mandibule. L’humérus de Lucy présente une fracture compressive de la tête proximale (tête impliquée dans l’articulation de l’épaule) et une fracture en spirale de la diaphyse (partie médiane de l’os). Son fémur présente des fractures du col. La mandibule présente une fracture du corps mandibulaire ainsi que des fractures bilatérales des branches.

Les chercheurs ont ensuite comparé ces dommages osseux à des cas cliniques. Toutes ces fractures sont retrouvées dans chez des personnes tombant d’une hauteur importante et positionnant leur mains en avant pour amortir la chute.

L’absence de remodelage osseux montrent que les fractures n’ont pas cicatrisé. Cela indique que la mort de Lucy est survenue peu de temps après la chute.

A partir de ces observations, les auteurs en ont déduit que Lucy était tombée d’un arbre, aurait tenté d’amortir sa chute avec les bras et serait morte des dommages internes causés par la chute.

De plus, ils mettent en avant que cette conclusion est un argument supplémentaire pour affirmer que les Australopithecus afarensis présentaient une locomotion terrestre et arboricole.

 

 

Une conclusion fortement critiquée  

De nombreuses critiques entourent cette publication. En premier lieu, de nombreux paléontologues mettent en avant que la conclusion sur le mode de locomotion des Australopithecus afarensis n’apporte aucun élément nouveau sur la connaissance de l’évolution des primates. En effet, le double mode de locomotion de cette espèce est déjà communément admis.

D’autres critiques portent sur la détermination de la cause de la mort de Lucy.

La première question soulevée : fracture peri ou post-mortem ? En anthropologie, pour déterminer si la fracture est peri-mortem, on va s’intéresser à la couleur de la corticale (paroi de la diaphyse).

Au contact de l’environnement, lors de la dégradation, la corticale externe de l’os se colore. Au contraire la corticale interne reste blanchâtre. Par conséquent, sur une fracture post-mortem (c’est à dire bien après la mort et le début de la décomposition), la corticale interne n’a pas eu le même temps de contact avec l’environnement que la corticale externe, et il y aura une différence de couleur entre les deux corticales.

Lorsque la fracture est péri-mortem, les corticales externe et interne ont le même temps de contact avec l’environnement. Par conséquent, elles auront la même couleur.

Le deuxième critère attestant d’une fracture peri-mortem est la présence de micro-fractures autour de la fracture initiale. En effet, l’énergie émise par cette fracture provoque une onde de choc, qui va se propager dans l’os et créer des micro-fractures. Cette propagation est due à la présence de collagène frais dans l’os qui  va servir de vecteur à l’onde de choc. Or, ce collagène se dégrade au cours du temps et disparaît après la mort.

Cependant pour déterminer si les fractures étaient peri ou post-mortem, Kappelman ne s’est pas appuyé sur ces critères. Il est parti du postulat que si Lucy a mis ses mains en avant lors de la chute, c’est qu’elle était vivante donc que les fractures étaient peri-mortem. Pour contrer ses détracteurs, Kappelman fait remarquer que si les os s’étaient brisés après dégradation du collagène, les fragments résiduels de la fracture se seraient éparpillés dans la terre (6).  

Un problème flagrant dans ce raisonnement est mis en avant par de nombreux paléontologues  : Lucy est morte il y a 3,2 millions d’années, depuis le temps et l’environnement ont fait leur œuvre.  Les restes fossiles de Lucy ont été déplacés, piétinés, malmenés, il est donc normal que les restes soient très fractionnés et que certaines fractures peuvent s’apparenter à des fractures résultant d’une chute.

Tim White, paléoanthropologue de renom, résume bien la situation : « Si les paléontologues devaient appliquer la même logique et conclusion aux nombreux mammifères dont les os fossilisés ont été tordus, malmenés par les forces géologiques, alors nous aurions aussi des gazelles, des hippopotames, des rhinocéros et des éléphants grimpant aux arbres et tombant des branches »(7).   

Sources

  1. Australopitheque Afarensis – Lucy – Ancêtres – Hominidés [Internet]. [cited 2016 Oct 9]. Available from: http://www.hominides.com/html/ancetres/ancetres_australo.php
  2. Pernaud-Orliac J. Petit guide de la préhistoire. Seuil;
  3. Kappelman J, Ketcham RA, Pearce S, Todd L, Akins W, Colbert MW, et al. Perimortem fractures in Lucy suggest mortality from fall out of tall tree. Nature. 2016 Sep 22;537(7621):503–7.
  4. Johanson DC, Taieb M. Plio—Pleistocene hominid discoveries in Hadar, Ethiopia. Nature. 1976 Mar 25;260(5549):293–7.
  5. Callaway E. Print your own 3D Lucy to work out how the famous hominin died. Nature. 2016 Aug 29;537(7618):19–20.
  6. perimortem and postmortem trauma – All Things AAFS! [Internet]. [cited 2016 Oct 9]. Available from: https://allthingsaafs.com/tag/perimortem-and-postmortem-trauma/
  7. Non, Lucy ne s’est pas tuée en tombant de l’arbre [Internet]. [cited 2016 Oct 9]. Available from: http://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/archeologie/non-lucy-ne-s-est-pas-tuee-en-tombant-de-l-arbre_104218

Sources

Toi aussi participe au blog !

Participer